Pourquoi n’y aurait-il pas une hiérarchie dans le manque comme dans les autres domaines ? La pauvreté, propre, reste « digne ». La misère « crasse, noire » se terre. Le dénuement, lui, encore plus désespéré, rime avec rien : rien à faire de ses mains, rien pour bricoler, rien pour rêver, rien pour aspirer à un autre destin, même presque rien sur soi (nu). Le dénuement et la misère aiment à flirter ensemble, pitoyable duo.
A Madagascar, ces nuances existent. Les pauvres osent aller à l’église le dimanche et montrent leurs plus beaux habits, les miséreux, en haillons, non . Il y a dans la misère quelque chose de honteux et de sale qui inspire plus de peur que de pitié. Il est plus facile de sortir de la pauvreté que de la misère. D’ailleurs, comme disent les économistes, la pauvreté a « son » seuil, ce qui est déjà quelque chose. Quand on est juste au-dessus, c’est presque un pas en dehors. Quand on tombe en dessous « c’est grave docteur », on pourrait glisser irrésistiblement de plus en plus bas, vers les bas-fonds du dénuement.
Ce dénuement, on le touche du doigt à Mada. Imaginez des gens qui vivent avec rien, ni savon, ni fourchette, ni marteau, ni tournevis, ni aiguille à coudre, ni table, ni chaise, et pour faire à manger seulement une marmite et un fataper (récipient disposé à même le sol en métal ou terre cuite dans lequel on dispose des braises de charbon de bois pour chauffer la marmite disposée au-dessus). C’est non seulement ne rien avoir, ne rien posséder mais aussi ne rien pouvoir faire. Car l’outil est indispensable à l’action. Comment se laver sans savon, comment planter un clou sans marteau, comment réparer un accroc sans aiguille, comme s’asseoir sans chaise, sinon par terre dans la poussière ? Et comme l’outil permet d’apprendre : à scier un morceau de bois avec une scie, à écrire avec un crayon, à couper avec des ciseaux, à tirer un trait avec une règle, à peindre avec un pinceau, aucun de ces savoir-faire ne peut être acquis! C’est étrange de voir des enfants qui ne savent pas manier le tournevis, couper droit ni colorier et des femmes ne sachant pas recoudre un bouton. Certes beaucoup de jeunes femmes modernes de chez nous seraient bien embarrassées pour le faire mais nous sommes ici dans un pays où la tradition est forte et la transmission orale des connaissances fondamentale. Ce qui signifie que les générations précédentes n’ont pas non plus appris ! Le pire dans tout ça, c’est que l’acquisition des connaissances de base permet à son tour de manier peu à peu des concepts donc de réfléchir plus profondément, d’imaginer des solutions pour tenter de modifier le cours des choses, d’inventer de nouveaux outils, de nouvelles façons de se débrouiller pour gagner quelques sous. Autrement dit, le dénuement induit une pauvreté intellectuelle qui ajoutée à la malnutrition fait des ravages en matière de résultats scolaires et …d’espoir d’avenir.
Autre conséquence du dénuement, le désoeuvrement et les stratégies qui, parfois, l’accompagnent. Ainsi des foules de gens attendent… qui la manne providentielle, qui le blanc que l’on pourrait prendre sous le charme d’un sourire ravageur (quand il a encore des dents !), qui la poche ou le sac susceptibles, grâce à quelque ruse, de s’entrouvrir presque miraculeusement, qui la possibilité de retirer un « risoriso », autrement dit un bakchich, d’un faux témoignage ou d’un chantage, qui une kalachnikov, empruntée à l’armée contre un risoriso, pour réaliser un braquage … On dit que ventre affamé n’a point d’oreilles, on pourrait aussi dire qu’une personne dans le dénuement n’est plus soumise à aucune règle sociale.
Penser développement dans un tel contexte est un défi colossal pour celles et ceux qui viennent de pays où les garages, les placards et les tiroirs regorgent de biens et d’outils et qui n’ont aucune idée de ce que peut être le dénuement.
Premier pas : avoir l’outil ad hoc. Je me souviens du Dr Isabelle qui travaille à Tana chez le père Pédro, un argentin, véritable Abbé Pierre malgache, qui a créé des villages entiers pour loger des pauvres de chez les plus pauvres. Quand elle est venue passer quelques jours chez nous, Isabelle se postait dans la cuisine pour me regarder préparer les repas. Et elle rêvait … aux ingrédients trop chers qu’elle ne pouvait acheter, à la gazinière qui permet de rôtir les viandes ou de faire des gâteaux, aux recettes qu’elle avait vues quelquefois dans le journal et que je pouvais réaliser, mais pas elle !! Quand j’ai voulu faire une recette de crêpes avec les femmes d’Ambohimena, je n’avais à ma disposition qu’une marmite et un fataper ! Quand nous avons commencé l’atelier couture, les femmes m’ont demandé combien coûtait la paire de ciseaux ramenée de France. « 15 euros ! », soit 45 000 ariary, autrement dit un demi mois de salaire moyen ! Autant d’exemples qui remettent les pendules du développement à l’heure. Et on a beau ne pas être trop ambitieux, les bras parfois nous en tombent devant la difficulté de la tâche. Comme disait un chirurgien français venu à l’hôpital récemment, à propos du manque d’hygiène y compris au bloc opératoire : « on ne sait pas par quel bout prendre le problème, on se demande même si la pelote a bien 2 bouts ! ».
Car, même l’outil en place, les choses ne sont pas gagnées pour autant. Pour transmettre un savoir, il faut disposer de la langue. Or les plus démunis, ceux qu’on rêverait d’aider un tout petit peu, ne parlent pas le français, ne savent ni lire ni écrire …
On a l’impression qu’il doit exister , à l’instar d’un « seuil » de pauvreté, un « seuil » d’éducation de la population nécessaire pour envisager un développement basé sur une démocratie (1) . Les coutumes étaient peut être les garantes de ce seuil d’éducation et de cet apprentissage des fonctions nécessaires à la vie commune : pour le forgeron, le charpentier, le guérisseur, ….Mais les coutumes sont en voie de disparition. Et on se demande si en deça de ce seuil d’éducation , il n’est pas préférable pour les gens de rester dans l’autonomie des tribus dites « primitives » comme celle des Mikas au sud ouest de Mada, lorsqu’elle existe encore. Là au moins , l’entraide tribal semble empêcher la misère et le dénuement…
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Et promis….nous relèverons prochainement tout le positif de ce pays et tous les « piliers » de cette terre qui nous est chère car vous allez finir par croire que nous sommes d’un pessimisme noir !
Cécile et pompon ( là gaiement !)
Merci de ce témoignage et de la finesse de l'analyse. Je connais le livre de Amartya SEN (prix Nobel d'économie en 1998)il est remarquable
RépondreSupprimerAmitié
Jean